L’école des femmes libres

Souvent, on se retrouve à se promener dans les salles des peintures des musées qui nous sont peu familiers en balayant des yeux les cimaises. On voit tout sans vraiment regarder avec pourtant le sentiment de la visite faite, de la tâche accomplie. C’est généralement quand on commence à fatiguer, qu’on en a un peu marre. Mais quand on tombe sur une oeuvre qu’on connaît ou qu’on aime, un chef-d’œuvre qui se discute ou pas ou un tableau qui nous intrigue, alors tout de même le regard se pose, c’est forcé (sauf si on est à bout, mais bon…). C’est à ces moments-là, à leur nombre et à leur qualité, qu’on peut estimer la réussite de sa visite et à en implanter l’expérience dans sa mémoire.

Cela m’est arrivé il y a peu à Bruxelles, au Musée Oldmasters (le nouveau nom franglais estampillé marketing de l’ex Musée Royal d’art ancien…). Dans une des salles de la peinture belge du XIXe siècle, mal placé entre deux portes et face à une fenêtre qui reflète, un tableau de 1831 m’a attiré.

Son titre, je l’ai découvert après, c’est d’abord la jeune femme posant en Hercule qui m’a plu. Avec ses petits seins fermes et son mont de Vénus à peine voilé, la caricature de la bête antique n’est vraiment pas banale. Et si on trouve souvent des images d’un Hercule dévirilisé dans les “Hercule et Omphale” qui ont eu tant de succès du XVIIe au XIXe siècles, une gamine légère et court vêtue dans la peau du lion et maniant la massue, ça je n’avais encore jamais vu.

Et ces cigarettes ! Ça fume sec dans l’atelier (elles ne pourraient plus aujourd’hui, il y en aurait bien une pour empêcher les autres), enfin dans le salon parce qu’à l’époque, les filles qui veulent faire peintre doivent surtout se débrouiller entre elles en dehors des institutions. Je me suis d’ailleurs demandé laquelle avait prêté sa maison pour cette classe de dessin d’après modèle. J’ai ma petite idée. Ah oui, les cigarettes ! Sur la droite, deux sont clope au bec, celle qui nous regarde debout et l’autre habillée en Léonard de Vinci, sans doute un numéro celle-là. A gauche, une qui observe le travail de sa camarade va bien plus loin : elle, elle fume le cigare. De l’autre côté de la frontière, George Sand qui débute tout juste ta carrière, prends-en de la graine.

Celle qui lit au premier plan de l’image, je pense que c’est celle qui est chez elle, et qui reçoit ses camarades pour la séance. Elle n’est pas habillée à l’artiste mais à la bourgeoise, qu’elle doit être si on se fie à la société de l’époque et aux apparences du tableau. Mais la bourgeoisie, hier comme aujourd’hui, peut être progressiste malgré les idées reçues. Alors peut-être n’est-elle seulement que curieuse des idées de son temps cette jeune femme au journal mais j’aime à imaginer que l’article sur Les Saint Simoniens en première page de La Femme Libre fait plus que l’intéresser : qu’il lui parle et qu’elle s’y retrouve.

Daté de 1831 sur le journal, le tableau a été peint un an après l’indépendance de la Belgique. A sa manière, ne montre-t-il pas aussi la génération de 1830 qui dans l’Europe entière aspirait à un monde nouveau ?

A l’heure des débats, questionnements et affirmations sur le genre et les équilibres hommes/femmes, aussi nécessaires et salutaires qu’envahissants et exaspérants, je ne vais pas me mettre à analyser cette peinture dont chaque élément détonne et ravit. L’oeuvre est proto-féministe ? Sans aucun doute… quand on la regarde d’aujourd’hui. Mais en 1831, était-ce le point de vue de Philippe Van Brée, son créateur ? Un modèle de peintre bourgeois de son temps (pas terrible d’ailleurs l’artiste, ce tableau est son chef-d’œuvre excentrique), un vrai de vrai, sujets historiques et religieux à la pelle. Alors, admiration ou condescendance, support ou ironie de sa part pour ces dames qui se piquent d’art, de politique et de fumée ? Va savoir.

J’aime pourtant à croire que le tableau est progressiste, libéral si le mot a encore un sens, et qu’il se range du côté de ces huit femmes qui se retrouvent entre elles pour avancer. Un détail pourrait en suggérer le propos. En bas au centre de l’image, notre lectrice a laissé tomber ses roses et sa palette pour se plonger dans son journal au titre de manifeste. Sa robe de soie et son soulier blanc qui pointe me rappellent aux portraits de Madame de Pompadour par La Tour ou Boucher. L’Encyclopédie, les Lumières, la femme éclairée. Celle qui s’affranchit ou y travaille. Entre elle l’intellectuelle, l’Herculette et les fumeuses, je veux voir les signes d’une émancipation. S’étant mises en groupe pour exister et se soutenir, ces femmes construisent ce qui n’est pas encore identifié et encore moins nommé : un Empowerment.

Les images sont des objets et des outils de projection. On y voit toujours ce que la psyché individuelle ou collective nous conduit à y trouver. On leur fait subir des contresens et des anachronismes mais allons-y, c’est précisément ça qui les garde vivantes. Parfois, il y en a une qui frappe et résonne plus que les autres, comme une rencontre qu’on n’attendait pas. L’Atelier des femmes peintres est de celles-là.

Dans tout le tableau, le jeux des mains et des regards est formidable d’acuité et d’expressivité psychologique. Rien que pour ça, l’oeuvre est un chef-d’œuvre.

Projection. Alors que je regardais le tableau dans le détail au musée de Bruxelles, je me suis mis à penser de nulle part à cette étudiante iranienne qui s’est déshabillée dans la cour de son université à Téhéran. Avec ses consoeurs d’université et d’oppression, elles sauraient l’image et le sujet mieux que quiconque. Alors pour elles. Et pour tant d’autres.

L’Atelier des femmes peintres. 1831. Philippe Van Brée (1786-1871)

Huile sur bois - 87,5 cm x 131 cm / Inv. 12024 / Acquisition marché de l’art, New York, 1998

L’Atelier des femmes peintres (Philippe Van Brée, 1831) est visible dans les collections permanentes du Musée Oldmasters des Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique à Bruxelles.

Le texte ci-dessus ne reflète que mon avis personnel

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